Peur de la « sensibilité »
Dans une province montagneuse et pauvre du Nord, j'ai rencontré un jeune président de commune. Il s'est rendu dans cette région montagneuse reculée dans le cadre d'un projet gouvernemental visant à former des intellectuels pour devenir des dirigeants communaux.
Il paraissait enthousiaste, sensible à la vie de ses compatriotes et avait une pensée relativement moderne. Mais au cours de notre conversation, malgré nos efforts d'ouverture, nous n'avons pu éviter l'ombre d'un dialogue entre un journaliste et un fonctionnaire du village.
Je lui ai demandé des informations sur une affaire de corruption dans la région. Les vaches censées subvenir aux besoins des habitants d'un hameau pauvre ont « perdu » et ont fini chez un fonctionnaire du district. Le gouvernement a donné dix vaches, mais le hameau en avait encore sept, m'ont expliqué les habitants des montagnes dans un vietnamien approximatif.
L'affaire a été jugée. Le responsable du district a été poursuivi et doit remédier aux conséquences. Mais le président de la commune, lors de la conversation, est resté prudent : il ne pouvait pas se prononcer en raison d'un élément qu'il a qualifié de « sensible », d'un vague sentiment d'incertitude.
Je n'ai jamais eu autant de mal à trouver des informations sur une affaire conclue par le gouvernement, une affaire que je croyais pourtant claire comme le jour. Je n'ai pas pu en connaître les détails. La population n'était pas informée de l'affaire. Les autorités ont répondu avec hésitation et évasivité, car il s'agissait d'une « question sensible ».
Ce jeune homme, jeune et quelque peu audacieux pour s'aventurer dans des zones reculées, a rapidement rattrapé la pratique courante, que j'appelle temporairement « autocensure ».
L'autocensure en soi n'est pas mauvaise, et dans de nombreux cas, elle est même nécessaire. Elle vise à éviter les faits contraires à la loi et aux normes éthiques, à éviter de nuire aux groupes vulnérables… Autrement dit, elle n'a de sens que si elle sert les intérêts de la communauté, le progrès et la démocratie.
Mais dans notre pays, on parle d'autocensure lorsque des personnes refusent d'aborder un sujet pour des raisons de « sensibilité ». Quant à la notion de « sensibilité », personne ne l'a définie ; il s'agit simplement de personnes qui estiment devoir éviter les sujets susceptibles de créer des conflits, pour éviter des ennuis, pour plaire à leurs supérieurs et pour ne pas nuire à leurs intérêts – parfois appelés « intérêts nationaux ».
La « sensibilité » devient un bouclier indestructible. Même si elle n'est parfois qu'un sentiment, une spéculation teintée de peur.
Le chef du village aurait pu m'expliquer l'affaire franchement et clairement, car c'était une question de noir et de blanc. Il avait même la responsabilité de fournir des informations et des avis.
Nombreux sont ceux qui ont la possibilité de le faire. De nombreux sujets méritent d'être transparents. Mais ils choisissent de ne pas le faire, car le sujet est « sensible ». Ils s'autocensurent par peur de l'inconnu.
Il y a de nombreuses années, avant d'interviewer l'ancien Premier ministre Vo Van Kiet, un journaliste a demandé à son assistant s'il y avait des sujets « sensibles » qu'il fallait éviter d'aborder avec le Premier ministre. La réponse était négative. Au cours de l'interview, se remémorant cette anecdote, M. Kiet a expliqué au journaliste que « sensible » n'était qu'une façon de qualifier la peur de ceux qui n'osent pas agir et n'osent pas assumer leurs actes. L'autocensure est, en réalité, de la peur de soi.
L'autocensure est si contagieuse que la personne infectée ne s'en rend même pas compte. Car lorsqu'on s'autocensure, on choisit de ne rien faire. Ne rien faire semble anodin, et c'est toujours plus facile que de choisir d'agir et d'affronter ensuite les risques de troubles, voire de conflits, qui pourraient survenir.
Ce type d'autocensure se retrouve même chez les gens les plus ordinaires. Par craintes diffuses, les gens refusent d'exercer leurs droits de contrôle et de critique, garantis par la loi. Cette habitude d'autocensure va de pair avec une situation précaire : les gens ne vivent pas selon des principes, mais agissent et parlent en fonction de leur « anticipation ».
Mais ne rien faire ne signifie évidemment pas inoffensif ; cela devient même un obstacle au progrès. La société est régie par des lois, et non par des émotions et des spéculations émotionnelles.
Avez-vous déjà décidé que vous n'exprimeriez pas d'opinion constructive, que ce soit au travail ou simplement sur Internet, à cause de cette vague peur appelée « sensibilité » ?
Selon VNE